Témoignage sur l’anorexie

Dans le silence de la souffrance, il y a des histoires qui méritent d'être entendues, des récits de courage et de résilience qui illuminent l'obscurité des moments les plus sombres. Aujourd'hui, nous sommes honorés que Julie ouvre son cœur et partage avec nous son parcours poignant avec l'anorexie. Son récit est une lueur d'espoir pour ceux qui luttent contre cette maladie insidieuse.

9/12/20239 min read

Je m'appelle Julie, et l'anorexie fait partie de ma vie depuis cinq ans, cinq ans si longs et parfois douloureux, cinq ans pendant lesquels je suis privée de spontanéité, cinq ans avec cette douleur en moi, une douleur que je ne parviens pas à exprimer autrement qu'en me réfugiant dans la maladie. Cinq ans.

Au collège, j'étais encore la petite fille rondelette avec les rondeurs de l'enfance, des petites joues que les mamies adorent pincer gentiment. Je suis une jeune fille assez calme, mais j'ai toujours manqué de foi en moi-même. Était-ce par peur de savoir qui j'étais vraiment, ou simplement la conviction que je ne valais pas la peine ? Je ne sais pas. Ce sont les critiques de quelques camarades, si on peut appeler ça comme ça, perfides et insidieuses, qui ont commencé à creuser en moi le puits dans lequel j'allais tomber par la suite. Un puits chaque jour de plus en plus profond, qui s'enfonçait dans la terre en même temps que je m'enfonçais dans mon mal-être.

L'année de mes douze ans, j'entrai en cinquième avec le but de perdre ces quelques kilos qui me maintenaient dans une enveloppe charnelle de petite fille. Je voulais gagner de l'assurance et de l'estime personnelle en me prouvant à moi-même que j'étais capable de faire triompher mon esprit sur mon corps. Avec les mois, les kilos se sont envolés, envolés, envolés, et j'ai fini par m'envoler moi aussi. Un kilo de plus, un kilo de moins, un jeu grisant de perte de poids, mais un jeu dangereux, un jeu maladif qui se transforme en addiction et en maladie avant même que je ne m'en aperçoive. J'ai plongé, tout au fond du puits que j'avais déjà creusé, j'ai continué ainsi jusqu'à l'été, où la balance a fini par afficher moins quarante kilos. Je pesais quarante kilos de moins, je mangeais à peine 400 calories par jour, je m'étiolais petit à petit, puis de plus en plus vite, jusqu'à complètement disparaître. Et la prison mentale s'est refermée sur moi. Pour anéantir la culpabilité qui me rongeait après chaque repas, je courais sur place dans ma petite chambre, piétinant le tapis sur lequel j'avais joué des heures avec mes Playmobil, c'est un peu cette impression que j'avais, j'étais en train de me piétiner, de piétiner mes rêves et mon avenir. Je piétinais, encore et encore, pour éliminer le gras que je n'avais plus depuis des mois. Je piétinais, encore et encore, pour effacer la culpabilité qui s'emparait de moi à chaque bouchée. Je piétinais, et à force de piétiner, je finissais par tomber.

Les malaises se sont enchaînés, sans que cela n'alerte personne. Pourtant, ma sœur avait souffert de TCA avant moi, mais personne n'ouvrait les yeux sur ma douleur, personne ne comprenait la guerre qui était en train de se dérouler en moi, je me sentais si seule, si vide, si désemparée...Ce fut mon généraliste qui posa le diagnostic sur le mal qui me rongeait depuis des années. Je ne savais pas si cela me soulageait ou me terrifiait, mais je n'eus pas le temps d'y penser. Les rendez-vous avec différents professionnels, psychologues, psychiatres, médecins divers et variés se sont enchaînés, comme des perles à un collier, comme des clés à un trousseau. Pourquoi toute cette aide ? Je n'étais pas malade, j'allais m'en sortir toute seule, pas besoin de se faire autant de souci, il y avait bien plus grave que moi ! J'étais la seule à ne pas me voir dépérir sur place, d'heure en heure. Je n'étais plus qu'un tas d'os saillants sous la peau blanche, presque translucide, toujours glacée. Mes cheveux, mes cils, mes sourcils tombaient en même temps que toutes mes illusions : j'étais en train de me tuer. Le 25 mars, jour dont je me souviendrai éternellement, je fus hospitalisée en urgence dans un service de soins intensifs, mon esprit triomphait sur mon corps, mais la maladie rongeait mon esprit, et mon esprit rongeait mon corps. Mon cœur battait si lentement, si doucement, si calmement, alors que je ressentais une tempête en moi. Durant trois mois, on m'a appris à remanger correctement, cuillère après cuillère, repas après repas, panique après panique. Personne ne peut imaginer à quel point manger peut être douloureux.

Le poids est remonté, lentement lui aussi, et ce fut avec huit kilos de plus que je pus enfin sortir de l'hôpital, trois mois plus tard. Le corps était sauvé, l'esprit était toujours dévoré par les pensées maladives. Mais ça, ça ne se voit pas, alors on fait comme si tout allait bien en attendant la prochaine catastrophe. Les médecins étaient désemparés, car ils n'étaient pas spécialisés dans le traitement du mal qui me tourmentait. Ma maman se battait avec moi, nous avions une relation très étroite, très liée, très fusionnelle, je vivais grâce à elle, et je vivais à travers elle. Lorsque je passais en troisième, le cancer de ma maman s'est propagé dans ses poumons, et chaque jour j'avais de plus en plus peur pour elle. Et pour achever de m'achever, le confinement à cause du Covid a commencé, et mon enfer a quant à lui recommencé. J'étais terrifiée à l'idée de ne plus pouvoir sortir pour me dépenser et brûler mes calories, alors l'alimentation s'est réduite comme une peau de chagrin, et j'ai poursuivi ce que l'hôpital avait vainement tenté de contrer : j'ai poursuivi ma destruction.

Un froid infernal ne me quittait pas, je sentais que mes os s'étaient changés en glace, et quoi que je fasse, je ne parvenais pas à chasser ce froid mordant qui dévorait ma chair et ma peau encore plus vite que la maladie elle-même. La Petite Voix, l'anorexie, était toujours là, à mes côtés, me susurrant que tout allait bien, qu'elle ne voulait que mon bien, que je faisais bien et que tout était bien dans le plus merveilleux des mondes. Mais j'allais tout sauf bien. L'état de ma maman se dégradait de jour en jour, je devais lui donner à manger, la laver, la mettre au lit, et gérer en plus de tout ça mes cours, car le brevet des collèges m'attendait à la fin de l'année. Ce fut alors un tourbillon dans lequel je fus plongée contre mon gré : les soins de ma maman, mes cours, et papa et ma sœur qui travaillaient. Je n'avais plus une seconde pour penser à moi. L'hospitalisation de ma maman a mis un terme à cette spirale infernale. Les médecins ont décelé des tumeurs au cerveau auxquelles les différentes chimiothérapies ne pouvaient rien. Nous savions tous que c'était terminé, mais personne n'osait le dire, comme si le fait de taire l'indicible allait retarder l'échéance inévitable qui allait s'abattre sur notre famille. Mais la peur n'empêche pas le danger, et ma maman s'est envolée dans mes bras, avec ma main dans la sienne, le 18 juin 2020.

Je me suis retrouvée seule avec papa qui ne comprenait pas la maladie... J'ai complètement rechuté, j'ai complètement oublié tout, la seule chose que je voulais c'était rejoindre ma maman, m'éteindre à petit feu. Mais papa ne voulait pas perdre un autre membre de sa famille, une autre partie de son cœur, alors il a tout fait pour m'aider à me sortir de cet enfer qui semblait ne plus vouloir finir. Il m'a portée, m'a soutenue, il a tout fait pour me ramener à la vie, et je sais aujourd'hui que je lui dois beaucoup, et que je l'aime de tout mon cœur qui bat encore un peu grâce à lui, à sa force et au courage dont il a fait preuve. Je pensais m'en sortir seule, mais encore une fois j'étais dans le déni complet. Je crois que je ne voulais pas vraiment, pas encore, me sortir de cette maladie qui me protégeait malgré tout de tous les malheurs qui nous tombaient dessus avec acharnement. Une fois en seconde, ce furent les médecins qui me stoppèrent en m'attrapant au vol avant que je ne parvienne à me tuer pour de bon cette fois. Jamais mon poids n'a été aussi bas. J'étais plus légère que ma peine et ma douleur. J'avais pourtant l'impression de peser des tonnes, tant ma souffrance était lourde. Je ne souhaitais qu'une chose : qu'on me laisse seule, qu'on me rende ma maman qui me manquait tellement, qu'on me laisse dans ma peine. Et je laissais mon corps crier ma souffrance à ma place car je n'avais plus la force de le faire moi-même.

J'ai passé trois mois en soins intensifs, ils m'ont attachée, je devais rester assise une demi-heure après tous les repas, j'ai été sondée cinq fois, le tube m'arrachant la gorge systématiquement, je ne pouvais pas avoir d'eau, je ne pouvais pas aller aux toilettes, j'étais surveillée à chaque respiration, chaque seconde, chaque heure, de jour comme de nuit. Je passai sept mois dans cet hôpital, et c'est grâce à lui que je vis encore aujourd'hui. À lui, à mon papa et à ma sœur, loin de mes yeux mais près de mon cœur, et à ma bonne étoile qui avait enfin décidé de briller pour moi. J'ai mûri, j'ai grandi, j'ai appris, j'ai compris et j'ai osé affronter ce que je fuyais en me réfugiant dans l'anorexie. Ma psychologue a elle aussi travaillé corps et âme pour m'aider à avancer sur le chemin de la guérison, sur le chemin de la vie. Aujourd'hui, à l'âge de dix-sept ans, je ne vais pas en cours cette année pour la consacrer à ma santé et en finir une bonne fois pour toutes avec cette fichue maladie. Je vais quasi quotidiennement dans un service spécialisé dans le soin des personnes souffrant de troubles du comportement alimentaire, et je sais que je vais redoubler, mais ce n'est pas important. Des années, j'en aurai encore plein, mais la santé, je n'en ai qu'une, et elle passe avant tout, car s'il n'y a plus de santé, il n'y aura plus d'autres années non plus. Je suis épaulée chaque jour par des personnes incroyables et débordantes de bienveillance, toujours là pour moi et pour mes rêves qui me portent et me font avancer, me donnent du courage pour affronter la Petite Voix et suivre mon cœur. Les projets reviennent, je veux devenir vétérinaire, je suis aujourd'hui Miss Junior du Haut-Rhin, et tout ça contribue à ma guérison et à mon désir de me battre et de gagner le combat contre l'anorexie. Certes, tout n'est pas rose, mais je sais, et je sens, que je suis sur le bon chemin, enfin, le mien.

J'ai appris à croire en moi, et c'est avec conviction que je vous demande aujourd'hui de faire attention les uns aux autres, de prendre soin les uns des autres, de ne pas laisser quelqu'un seul avec son mal-être et sa douleur : parlez, écoutez, soutenez, aidez, épaulez, ne laissez jamais tomber. Les TCA font des dégâts énormes et causent une peine insoutenable, mais je sais que nous pouvons nous en sortir et avoir la vie que nous voulons, car nous pouvons nous donner les moyens de ne pas laisser la maladie nous contrôler. Parce que nous avons le droit de guérir et de vivre notre vie comme les autres ! Chaque petit pas est une victoire, chaque chute est une leçon, et il n'y a aucun combat qui soit facile, et aucune victoire qui ne soit pas belle. La lumière brille en chacun de nous, et les épreuves que nous impose la vie ne vont pas l'éteindre, mais la faire luire encore plus fort.

Comme on dit : « Je ne perds jamais, soit je gagne, soit j'apprends. »

Julie

Les troubles alimentaires touchent une part importante de la population, et l'anorexie, en particulier, demeure la maladie mentale la plus mortelle. Les chiffres sont alarmants, mais l'histoire de Julie nous rappelle que derrière chaque statistique, il y a un individu avec une force incroyable à puiser pour se battre. Ensemble, nous pouvons briser le silence qui entoure ces troubles et offrir l'espoir à ceux qui en ont le plus besoin. Ne laissons jamais la stigmatisation ou la peur nous empêcher d'agir. La guérison est possible, la vie vaut la peine d'être vécue, et chaque voix compte dans cette lutte pour la santé mentale.